Ses genoux touchèrent durement le sol pavimenteux. Jouer dans les arbres était de loin l'idée la plus stupide qui soit lorsqu'on portait une robe vous arrivant aux chevilles. Il fallait bien qu'à un moment, elle trébuche sur une branche, se coince le pied dans sa robe et dégringole de là-haut. Dans un réflexe stupide, elle s'était tournée pour voir le sol arriver et elle avait mis les genoux et les mains en avant pour amortir l'impact. Pourtant, cela avait été loin d'être la solution idéal. Elle sentit la peau de ses paumes et ses genoux se déchirer et l'onde de choc se répercuter le long de ses os, passant par les coudes, les hanches, jusqu'à la colonne. Sa rotule droite explosa sous l'impact, dans un crac effrayant.
Elle rentra chez elle en boitillant, sentant bien qu'elle allait se faire punir et ce n'était pas peu dire. Lorsqu'elle posa les pieds dans la demeure familiale, sa mère hurla tous les saints et toutes ses humeurs sur ce que son effroyable et déshonorante fille avait faite de la magnifique robe qu'elle lui avait confectionnée. Pourtant pour Venia, ses hurlements et ses menaces non dissimulé de goutter du martinet ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle était habituée à ce comportement exaltée de la part de sa mère. Lady Wittersfield criait beaucoup, mais ne sévissait presque jamais. Bien des années plus tard, lorsqu'elle lirait le roman de Jane Austen, Venia ferait une forte assimilation entre Mrs Bennett et sa propre mère. Jamais, en revanche, elle ne pourrait comparer le père de l'héroïne et le sien, même si, tout comme Mr Bennett, son propre père était des plus taciturne. M'enfin, ceci est une toute autre histoire. Si Lady Wittersfield cria beaucoup, donc, il n'en fut aucunement de même pour son mari. Celui-ci fit appeler sa fille par une domestique et demanda à l'enfant de fermer la porte du cabinet lorsqu'elle se présenta. Elle ne pipa mot et s'agenouilla au pied de l'homme debout devant la fenêtre, sans poser son genou droit au sol. Il n'en dit pas plus, alors qu'il se retourna, écrasant son immense main d'ancien garçon de ferme contre la minuscule joue blanche de celle qui n'avait pas encore dix printemps. Ce coup puissant ne fut que le premier de la soirée, puisqu'il contraignit l'enfant à s'agenouiller complètement, au total mépris de l'intense brûlure que provoquait la pression du sol contre sa rotule brisée, lui fit soulever sa robe déchirée et lui infligea un nombre si important de coups de ceinturons qu'elle cessa de les compter, bien avant de cesser de pleurer.
Le souvenir finit par s'estomper de l'esprit de la jeune fille, mais jamais elle n'oublia, même aujourd'hui après plusieurs siècles et malgré le voile épais tombée sur son existence humaine qu'en plus de ne pas pouvoir s'agenouiller sans souffrir le martyr, elle ne put pas non plus s'asseoir sans mal pendant plusieurs jours, peut-être des semaines.

« Espèce d'idiote ! », cracha-t-il en la giflant, l'envoyant valser contre le mur. La tête de Venia toucha durement le mur de ciment, bientôt rejointe par l'épaule, le coude et la hanche de la blondinette. A croire que sa tête aimait rencontrer toutes sortes d'objet ses derniers temps. Alors qu'elle déglutissait, le goût métallique du sang envahie ses sens, alors que la tête lui tournait. Pourquoi tant de violence déjà ? Elle n'en savait rien. Probablement juste par plaisir. Il aimait ça après tout. Jours après jours, nuits après nuits. La blesser l'excitait au plus au point et elle s'étonnait qu'il ne se soit pas déjà laissé emporter juste assez pour la tuer, la détruire totalement et ne laisser qu'un amas informe de chairs et de sang sous la violence de ses coups inhumains.
Elle avait cru, très brièvement, une fraction de minutes, qu'il était un homme, à peine différent des autres. Juste assez charmant et séduisant pour obtenir sa main pour une poignée de cerises. Et puis il l'avait emmené loin de sa famille et à la seconde où elle s'était retrouvée seule avec lui dans la voiture, où ils avaient été assez loin de la maison pour que sa mère n'entende pas son cri étouffé par la surprise lorsqu'il la saisie par les cheveux, il l'empoigna sans ménagement et l'embrassa durement, forçant le barrage de ses frêles lèvres comme si elles n'avaient été qu'un fragile voile. « Tu es à moi désormais », lui avait-il chuchoté alors qu'elle réalisait combien sa peau était dure et glacée, comme celle du corps inerte de sa grand-mère trois mois plus tôt.
Hormis ses quelques gestes durs, il s'était montré adorable pendant quelques temps, la présentant au monde comme sa promise, sa dulcinée, organisant des bals en son honneur et la montrant dans ses plus beaux apparats. Pourtant, les choses ne durèrent pas. Le début de l'enfer vint un soir de bal, banal comme tous les autres. Un voisin L'invita à danser et elle accepta avec plaisir. C'était la première fois qu'elle s'amusait à une soirée, commençant à se sentir enfin à l'aise dans ce monde qui était désormais le sien. Mais quand la danse s'était terminé, son fiancé s'était approché, la prenant par la taille, souriant aimablement au voisin. Il s'excusa même auprès de lui de dérober sa promise et emmena la blondinette à l'étage dans son cabinet privé. Il la poussa si fortement à l'intérieur, qu'elle trébucha. Lui laissant le temps de se relever, il ferma la porte, lui tournant le dos. « Il te plaît ? », lui demanda-t-il d'une voix froide. « Ton coeur s'est accéléré quand il t'a demandé de danser et tu as rougi. Il t'a attiré, tu l'as désiré ? » Elle ne répondit pas, trop abasourdit, balbutiant une question d'incompréhension. « Ne me mens pas. », dit-il en l'empoignant par les cheveux, la faisant trébucher de nouveau. « Tu aurais aimé qu'il te prenne, qu'il joue avec toi. Mais cela n'arrivera jamais. Parce que tu es à moi. » Il saisit un pan de sa robe et la lui arracha, aussi facilement que si ça avait été une feuille de papier. « Tout ça, m'appartient. » Il l'a lâcha, la laissant s'écrouler sur le sol, nue et effrayée. « Et je le prends, quand je veux, où je veux. Et je vais me servir, ici et maintenant. Ensuite tu retourneras à la fête et il saura à qui tu appartiens. »
Elle eut beau le supplier, lui demander de ne pas faire ça, il ne l'écouta pas, prenant d'elle tout ce qu'il pouvait désirer, sans faire preuve de ménagement. Du moins, le croyait-elle à l'époque. Il lui faisait tellement mal, chaque fois qu'il la frappait, chaque fois qu'il poussait les portes de son intimité, chaque fois qu'il se servait alors qu'elle le suppliait de ne pas le faire. Sa seule consolation à l'époque avait été de ne pas pleurer. Ne jamais pleurer devant lui, pour lui. Elle avait appris à encaisser les coups de son paternel sans broncher, elle ne laissa jamais voir combien il la prisait chaque fois qu'il abusait d'elle pour son seul plaisir. Et elle avait pensé qu'il le faisait sans contrôle, sans se priver. Elle réalisa vite, une fois devenue comme lui, qu'elle avait tort. De combien il avait su se contrôler à la perfection durant toutes ses années. Il l'avait frappé toujours plus violemment, prises sans affection et sans douceur, mais il ne l'avait jamais complètement brisé, alors qu'il aurait pu la détruire si facilement, n'en rien laisser en seulement quelques secondes. Il avait toujours contrôlé sa puissance pour la blesser, sans jamais la tuer ou la rendre impotente. Et avec le recul et les années, elle réalisait que c'était sans doute le pire. Parce qu'il avait été totalement sein d'esprit et empli de contrôle, chaque fois qu'il l'avait traité de la sorte.

Elle n'aurait pas dû, mais qu'y pouvait-elle ? Elle était humaine après tout. Elle était faible. Ça n'était pas pour rien qu'il avait aménagé cette pièce pour l'y enfermer. Elle avait si peu de nouvelles de l'extérieur. Il lui avait ouvert une petite fenêtre, un petit encart dans un coin de mur, qui lui permettait de voir les pieds du personnel lorsqu'ils passaient devant. Mais il avait été clair. Si elle se faisait voir, si on découvrait qu'elle était là, il la punirait des plus sévèrement. Alors, elle faisait tout pour être discrète. Il serait au moins fier d'elle sur ça. Sauf qu'il ne l'était jamais. Elle faisait toujours des erreurs, elle était toujours décevante. Et elle avait fini par craquer, alors que les os brisaient de sa jambe se remettaient enfin.
Elle avait entendu le personnel de maison parler, dire combien leur maître semblait encore affecté par la disparition de sa femme deux ans plus tôt. Morte. Il leur avait dit qu'elle était morte. Elle ne s'en étonnait même plus. A l'époque où il l'avait enfermé, il avait ragé - une fois de plus - sur le fait qu'elle lui appartenait, qu'elle ne devait attirer aucun autre regard que le sien, aucune autre envie que les siennes. Il ne supportait pas que d'autres hommes la regarde, la désire, lui parle, même, simplement. Si les femmes travaillant dans la demeure ne voyaient que par le lord, les hommes, eux, avaient appris à s'en méfier. Il était si jaloux, si possessif. Combien d'hommes avaient cessés de lui parler lorsqu'ils avaient compris que le maître virait de la propriété ceux qui s'approchaient trop de son épouse ?... quand ils ne disparaissaient pas, tout simplement. Qu'elle soit morte aux yeux de tous n'avait rien d'une surprise et tout d'une logique.
Elle aurait dû faire plus attention, mais elle n'y avait pas pensé sur le coup. Même si ça n'était pas une surprise, elle avait pleuré. Pleuré sa mort et le fait que personne ne s'intéresserait à savoir ce qu'elle était devenue. Et il l'entendit pleurer. Le petit Theodore passait si souvent par là. Il aimait jouer dans la cour arrière sur laquelle donnait sa lucarne. Lorsqu'il comprit, elle lui fit promettre de ne rien dire et même si le petit garçon de huit ans ne comprit pas pourquoi, il promit, tout comme il promit de venir lui parler tous les jours, pour l'aider à passer le temps. Et il tint sa promesse, ses deux promesses, jusqu'au jour où il ne vint plus. Elle l'attendit toute la journée pourtant, en vain, jusqu'au soir, où il entra... Ou plutôt, où IL le fit entrer, par la porte de sa petite prison. Il jeta le corps sans vie du petit Theo en face d'elle et observa sa réaction avec délice.
Elle fut dévastée de cette perte, totalement anéantie. Le petit Theo avait été sa seule source de joie depuis des jours, il n'était qu'un enfant et sa mort était entièrement de sa faute. Parce qu'elle n'avait pas été discrète, parce qu'elle lui avait parlé et parce qu'elle l'avait laissé revenir jour après jour. Elle passa la nuit entière à pleurer contre le petit corps sans vie, à le supplier de lui pardonner son erreur, sa folie et à supplier son geôlier de retirer l'enfant de là, de lui donner une sépulture et d'arrêter de la briser avec le cadavre.

Elle avait beau avoir plus un siècle et trois quart, elle n'était encore qu'une enfant, à peine plus mature qu'un nouveau né. Retourner à une vie normale après ce qu'elle avait vécu était déjà si compliquée, mais apprendre à être tout autre chose était pire encore. Elle n'était plus la Venia Wittersfield mariée à un être abjecte. Elle était Venia Witter, âme en perdition... si tant est que les vampires puissent encore se venter d'avoir une âme. Elle n'était qu'un monstre fuyant les hommes et essayant de se contrôler, de contrôler toutes ses parts d'elle qui n'étaient que des débris désordonnés.
Il l'avait sauvé. C'était un vampire, mais lorsqu'il avait ouvert sa porte, elle était encore loin de s'en douter. Elle qui n'avait plus pleuré, plus ouvert la bouche depuis que le cadavre de Theo lui avait été retiré. Elle était décidée à en finir, à se laisser mourir et elle n'avalait plus rien, ne faisait plus rien et attendait la mort depuis quelques jours déjà. Venu sur la propriété, rencontrer un « vieil ami », il l'avait découverte elle. Et il avait comprit. Il lui avait fallu moins de temps pour le comprendre qu'il ne le lui en avait fallu à elle, victime des coups et des abus. Alors, il l'avait sorti de là, l'avait emmené loin et lui avait proposé de survivre. Une vie différente, toute autre de celle qu'elle avait aujourd'hui et qui la libérerait de lui.
Bien sûr, elle y concéda et il la mordit. La transformation fut longue et douloureuse, mais pour une fille comme elle, habituée aux pires sévices, ça ne fut rien d'insupportable. Et puis de toute façon, même si elle avait voulue hurler, sa gorge était trop nouée, sa trachée trop comprimée, pour que le moindre son en sorte. Trois jours d'enfer et elle se réveilla, différente mais toujours la même. Différente physiquement, si belle, si forte, si invincible et pourtant si fragile, si instable et si assoiffée...
Il passa les presque deux siècles suivants à lui apprendre. Apprendre à se gérer en tant que vampire et en tant que femme. Mais les résultats, il faut l'avouer, son peu concluant et aujourd'hui encore, même après cent soixante-quinze ans, Venia est plus dépendante que jamais. Plus forte et un peu plus encline à apprendre à vivre seule, certes, mais pas autonome pour autant. Le sang humain est une trop grande tentation pour qu'elle parvienne à se contrôler en présence d'une trop forte concentration de ses êtres. Et psychologiquement... Et bien, elle n'avait jamais réussi à prendre le contrôle de sa vie. Même maintenant, avec presque deux siècles de vie humaine et vampirique au compteur, elle est incapable de vivre seule, incapable d'exister sans être liée à quelqu'un, incapable de prendre le contrôle de sa vie, pauvre petite fille perdue. Et lui seul le sait. Parce qu'il est son protecteur, son guide et sa moitié la plus brillante. Il la soutient quotidiennement et cela permet de donner le change, du moins pendant un temps. Quelques heures, quelques jours...
Alors, lorsqu'il la retrouva, ici à Forks, si belle et apparemment si puissante, sa soif d'elle redoubla. Il lui fit savoir qu'il était là, ombre menaçante au-dessus d'elle, au-dessus du traître qui la sauva et il lui renouvela sa promesse. Cette éternelle promesse qu'il lui avait faite le premier jour du reste de son calvaire : « Tu es à moi Venia. »