Six siècles, trente cinq années.
Qu'est ce qu'un âge? Juste un chiffre.
Qu'est ce qu'un souvenir? Juste un songe.
La mémoire est capricieuse, elle ne conserve que le pire. Les souvenirs heureux, les rires d'enfant, la douceur d'une mère, toutes ces beautés simples s'effacent petit à petit, à mesure des jours. A mesure des ans. Les brimades d'un père, les regards envieux d'une cour avide, le poignard qui peut s'enfoncer dans le creux des reins à tout instant, la peur, la douleur, le doute, la folie. Tout cela demeure. Oppressant. Cela nous tue. Cela nous change.
Au fond, la mort n'est qu'un changement.

Fut un temps il y avait un prince, issu de la noble famille des Habsbourg. C'était un cadet, peu versé dans les arts de la guerre. Son habilité était toute intellectuelle, dans une époque de transition entre la guerre et le raffinement. Il était homme à penser qu'un conflit se règle plus efficacement grâce à des mots, à des intrigues et des menaces. Il se pensait supérieur à tous, de par son intelligence et son sang. Il n'avait aucun véritable ami, trop méfiant pour cela. Juste des serviteurs, des marionnettes, de piètre jouet sur un échiquier gigantesque. Il grandit à la cour du Saint-Empire et voyagea énormément dans toute l'Europe, faisant parfois office d'ambassadeur. Un rôle lui collant manifestement à la peau. Hélas, un ambassadeur peu apprécié. S'il savait faire preuve d'une hypocrisie si subtile qu'elle n'était décelable que par les plus attentifs, il ne pouvait retenir ses remarques cinglantes et se mit à dos plusieurs puissants qui désiraient voir disparaître un cadet gênant, trop manipulateur pour son propre bien. Trop ambitieux, peut-être. Il avait autant de soutien que de détracteur, il agissait dans l'ombre...Et un jour les ténèbres se retournèrent contre lui.
De ce jour-là, de cette vie passée, il ne garde qu'un souvenir vague qu'il tente d'étayer avec les livres d'histoire, au point de l'avoir reconstruit comme on invente une histoire, comme un écrit un roman. Il se rappelle les vagues traits d'un visage, le goût étrange de la nourriture dans sa bouche. Les flots de sang. Une condamnation à mort, puis un pâle étranger, venu comme lui de l'est de l'Europe, s'approchant, lui offrant un remède. Une condamnation. Il ne lui laisse pas vraiment le choix, aussi subit-il les affres de la transformation dans des hurlements d'agonies, jusqu'à renaître de ses cendres tel le phénix. Des cendres empoisonnées. Les cendres noires de l'éternité. Une malédiction, rien de plus. Enjolivée par l'oubli, par la réécriture. Tantôt romanesque et majestueuse, tantôt misérable et pitoyable. Pauvre petite créature, enfermée dans un cycle sans fin, dans un univers qu'il ne peut améliorer.
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Qui a décidé de cela?
Il lui faudra un siècle pour s'habituer aux coutumes, aux désagréments, aux joies parfois, d'une telle existence. Il lui faudra cent autres pour s'en lasser. Cinquante année de plus pour sombrer dans la dépression des immortels, cinquante autres pour en sortir. Pour se rendre compte qu'il y avait un combat à mener, une bataille dont il pourrait prendre la tête. Le temps n'a pas la même valeur quand il a cessé de passer, de marquer l'être. C'est un défilé morbide, des jours sans fin, des nuits trop longues. Il prend son temps, intrigue avec patience et doigté à travers le monde contre un régime injuste. Il s'enhardit de grandes idées, fidèle au sang impérial coulant dans ses veines. Quand il ne s'amuse pas avec les humains, les éphémères mortels, pour les diriger comme de vulgaires pantins, marionnettiste de l'ombre, contre leurs vrais ennemis, prenant soin de se dissimuler, il agit d'une manière bien plus indirecte. Il est un murmure, une suggestion voilée. Convaincre un roi d'envahir l'Italie n'avait pas été compliqué, quoi qu'il ne parvienne jamais aux portes de Volterra, à son plus grand damne. Arranger un mariage afin qu'il cause le plus de tord possible, s'amuser à faire tomber un royaume, le voir blessé, tenter de se relever. Faire ses expériences sur la race humaine afin de copier les résultats sur la race supérieure.
Ainsi agit Heinrich.
Il a le pouvoir. Il est l'ombre et la lumière. Il semble diriger le clan Dacian, on le voit comme un fidèle de Vladimir, de Stefan. Il est leur voix, il agit comme tel. Pourtant, à mesure, il prend leur place. Il les efface. Les écarte, l'air de rien. Les deux roumains sont abrutis par l'existence, par leur long sommeil, par leur lâcheté. Ils sont des figures, mais une figure se remplace. Elle se brise, elle se change. Chaque génération doit laisser sa place à la suivante.
Une nouvelle ère est sur le point de commencer.


La salle de réception était fastueuse et étouffante. Le sol en pierre sombre, les teintures en velours, de hautes fenêtres donnant sur un paysage de forêt si compact qu'on avait l'impression d'être face à une entité vivante. C'était peut-être le cas...On percevait le vent, qui soufflait en rafale sur les murs corrodés et se serait infiltré jusque dans les os des convives, s'ils avaient pu encore ressentir ce genre de sensation bassement physique, bassement mortelle. Au fond de la salle, sur une estrade, se tenait deux vampires à l'air presque figé. Deux statues, voila à quoi on pouvait les apparenter. Ils fixaient la scène avec un ennui mortel, un ennui profond, et semblait désirer que le temps s'arrête pour eux une bonne fois. Portant une coupe à ses lèvres, Heinrich bu une gorgée de sang en dissimulant avec une certaine habilité l'agacement qui le prenait aux tripes. Une musique s'élevait, joyeuse, festive. Les convives dansaient, s'amusaient, les plus anciens ne prenaient plus la peine de faire attention aux deux doyens. Mais les plus jeunes, les recrues les plus fragiles, influençables, ne pouvaient détacher leur regard des chefs du clan Dacian. Ils gâchaient la fête, fidèle à leur habitude. Ils ne saisissaient pas l'occasion que leur offrait Heinrich pour redorer leur image, prendre un certain avantage sur les Volturi. « Vous avez l'air contrarié, mein prinz » vint murmurer une voix suave à son oreille, son souffle effleurant sa peau avec sensualité. Il ne tressaillit même pas. « Antanasia. Je t'ai déjà dis de ne pas m'appeler comme ça, ici. » répondit-il d'un ton aussi inaudible, couvert par la musique, par les rires, par les danses. Ce spectacle avait une allure de fausseté déplaisante au point de lui faire oublier les corps humains attachés tête en bas dans un coin de la salle. Il trouvait cela d'un vulgaire achevé, raison pour laquelle il se nourrissait toujours non pas à la veine, mais dans un verre. Quoi que le breuvage était encore tiède, il ne provenait pas des corps publics mit à disposition. « En français peut-être? Mon prince...En anglais? Je connais pas mal de langue... » Elle gloussa, telle une enfant et Heinrich cessa de relever, son regard scrutant la foule à la recherche d'expressions compromettantes sur les visages, qui nécessiterait son intervention. « Ils ont l'air de s'amuser follement. » fit-elle en désignant Stefan et Vladimir. « Ils sont nostalgiques du temps passé. Ils m'ont demandé un bal mais ne prennent même pas la peine de s'y amuser. C'est attristant, vraiment....Comme si plus rien ne les touchait, depuis cette fâcheuse histoire à Forks. » Il savait que des oreilles traînaient de leur côté, aussi ne pouvait-il pas se montrer direct. Antanasia était une complice, une servante, le résultat d'une petite expérience également, sans compter qu'elle était de son sang, issue des Habsbourg avec deux siècles d'écart. Si elle l'appelait mon prince, elle aimait à se faire appeler princesse. Et traiter comme telle. Elle était un passe-temps agréable. Il ne pouvait pas dire une amie, il n'en avait pas. Il était trop peu enclin à la confiance pour cela. « Et bien que cela ne nous empêche pas de nous amuser! Dansez avec moi. » ordonna-t-elle, et lui sourit en terminant son verre. « A vos ordres, prinzesschen. »

La musique changea au moment où ils pénétrèrent sur la piste, pour une valse viennoise qu'ils avaient eu le temps de maîtriser à la perfection déjà de leur vivant, au point d'en être un automatisme. Elle tourbillonnait, belle à croquer dans sa robe claire, contrastant avec les couleurs ambiantes. Si Heinrich s'était permis une comparaison tout haut, il l'aurait qualifié de jeune vierge au milieu des monstres. Mais elle n'était plus vierge depuis longtemps, derrière ses apparences de sainte nitouche elle dissimulait vices et travers les plus intrigants. La cour Dacian ressemblait à celle de Dracula, dans une parodie mauvaise d'un film de série B. C'était navrant. « J'ai ouï dire, vint-elle lui murmurer à l'oreille, que vous partez en voyage pour quelque temps? » Il était compliqué de garder ce genre de secret au sein d'un clan, si bien qu'il ne prit pas la peine d'inventer un mensonge. Ou du moins pas un mensonge entier. « Oui je me rends en Amérique. Il me faut voir certaines personnes au nom de notre famille. » Il la fit tourner et la ramena contre lui. « Certaines personnes...C'est ainsi qu'elle se nomme? » Son visage ne laissa rien transparaître, mais son corps s'était imperceptiblement crispé. La valse se termina et il la laissa au milieu de la piste, pour marquer son mécontentement. Il sortit sans un mot de cette salle étouffante, aux allures de reproduction historique pitoyable, sur laquelle il aurait craché s'il avait été élevé avec moins de distinctions. Il eut à peine le temps de s'engager dans le couloir que, déjà, elle l'avait rejoindre. « Vous êtes contrarié, mein prinz. » lui dit-elle d'un air chagrin, qu'il savait aussi faux que l'entierté de sa personne. Il se tourna vers elle, et un pas suffit pour qu'elle se retrouve bloquée contre le mur. Il ne l'avait même pas touché, il la toisait simplement d'un regard glacé. « Je n'apprécie que moyennement le fait que vous me fassiez suivre et surveiller, ma chère. Il me semblait que nous avions déjà discuté il y a un siècle de cela, de ce que votre jalousie pouvait m'inspirer. Du reste je compte sur votre discrétion quant à ma destination. Je vais observer le curieux enfant Cullen et rien d'autre, nous sommes nous bien compris? » Elle acquiesça, de mauvaise grâce, mais ajouta malgré tout: « Vous passez d'une distraction à une autre sans aucune politesse, sans aucun égard. Vous êtes cruel, mein prinz. Mais soit, allez donc observer ce que vous voulez, que ce soit une petite fille ou une petite catin, c'est toujours ici que vous revenez. » Elle se déroba, pour mettre un pas de distance entre eux. Elle arborait l'air d'une grande reine blessée, faisant face à tous les outrages sans verser une larme. Comédienne, ce rôle lui seyait assez. « J'ai toujours eu une faiblesse coupable pour les catins. » rétorqua-t-il, se voulant désagréable. Il savait qu'elle lui en tiendrait rigueur, chercherait à se venger. Mais elle savait aussi qu'il n'était pas bon de le contrarier sur certains points et qu'un mot suffisait parfois à le rendre hostile. « C'est le propre des princes, pour assouvir leur frustration, leur incapacité à agir face aux rois légitimes. Le propre des princes, condamnés pour l'éternité à ronger leur frein, à attendre que quelqu'un d'autre agisse pour eux. » Accusation de lâcheté. « Je ne parlerais certainement pas de cela avec vous lorsque vous êtes contrariée, cela a tendance à vous obscurcir les idées et le jugement. » rétorqua-t-il, toujours aussi froidement. « Cela fait quatre siècles, que nous attendons. » Son ton s'était brutalement adoucit, passant de l'hostilité à la plainte. « Pour ceux qui ont l'éternité, quatre ans ou quatre siècles se valent. » Exaspérée, elle leva les yeux au ciel et fit avec sa main un geste délicieusement agaçant, qu'avaient toutes les femmes de son temps. « Agir sans être certain de l'emporter, agir sans réflexion, sans stratégie, voila une attitude qui a valu au Dacian de sombrer, d'être décimé et de devoir se terrer ici, au fin fond du monde, dans une domaine moyenâgeux, dans une parodie de luxe, de faste et de grandeur perdue depuis des siècles. » Il n'avait besoin de rien ajouter, car Antanasia était une femme intelligente et elle était une des plus fidèles partisanes d'Heinrich. Son seul défaut était sa jalousie, son désir de le posséder, pour se hisser au rang de reine une fois qu'il aurait reversé l'ordre établit. Elle croyait en lui, fanatique, esclave qui se donnait une apparence de liberté dans ce petit jeu de rôle qu'ils avaient pris l'habitude d'interpréter. Il lui avait offert nombre de faveur, avait joué avec elle, couché avec elle, mené son expérience sociale et mentale, développé ses pouvoirs sur elle jusqu'à l'avoir complètement en son pouvoir. Il pouvait lui parler, elle ne dirait jamais rien. Ses seules fautes, ses seules dérogations à ses désirs, avaient été du à la jalousie. Elle avait tué des femmes qu'il avait courtisé dans un seul but politique, ou qu'il avait transformé pour essayer de se construire l'équivalent d'un clan. Des expériences. Des tentatives. On apprend de ses erreurs.

S'approchant d'elle, il déposa un baiser léger sur ses lèvres et lui sourit. « Va donc t'amuser, prinzesschen, et ne m'oblige plus à me fâcher contre toi. » Un sourire de petite fille éclaircit son visage et elle s'éclipsa, sans doute sans avoir conscience des altérations qu'il avait produit en elle, depuis presque quatre siècle désormais. Heinrich s'éloigna vers ses appartements privés, vérifiant que ses bagages avaient été correctement préparé pour son départ du lendemain. Il était las et contrarié par les deux roumains, il avait hâte que les choses s'accélèrent, mais son tempérament de jeunesse s'était depuis longtemps effacé au profit de plus de parcimonie. Il attendrait le bon moment, et il continuerait d'ourdir ses plans. Mais il avait besoin de vacances, car il voulait étudier deux choses radicalement différentes. La première était une jeune demoiselle qui, pour avoir suscité l'intérêt d'Aro, se devait de susciter le sien également. La seconde était une femme, qu'il était temps de retrouver, de s'approprier, car contrairement à toutes les autres, elle avait su accrocher son regard, le ravir par son intelligence et son esprit. Il avait envie d'essayer quelque chose, et c'était pour cette raison qu'il avait acheté une maison à Forks.